Silencieux
On m'a toujours dit de me taire.
Quand j'étais petit et que je voulais exprimer mes désaccords, mes envies, mes tristesses, mon père me giflait en hurlant "tais-toi". Depuis, je ne prononce plus un mot.
Je n'avais pas de mère, elle est morte à ma naissance, et pas d'amis non plus, je n'allais pas à l'école : mon père voulait que je le remplace dans son métier, et l'école disait-il "ça t'apprend rien de la vie". Il était chapelier. Maintenant il est mort, à sa mort, il m'avait demandé de dire un mot, mais je n'ai rien dit.
Je ne parle plus depuis 20 ans, j'en ai 28. Les gens me pensent muet et parfois même ils me pensent sourd.
Au début, s'était difficile mais avec le temps, j'ai développé mon observation : quand on ne dialogue pas, il faut autre chose...
Aujourd'hui je travaille, je travaille tout le temps, pas de femme, pas d'enfant et toujours pas d'ami, même pas un. Je dois avouer que cela m'ennui, je ne peux pas dire manquer ... Car pour manquer de quelque chose il faut déjà en avoir eu, non ?
Madame Poulley, femme d'une soixantaine d'années, très élégante mais maladroite aussi, était une habituée de ma boutique, elle achetait des chapeaux car souvent les autres tombaient dans l'eau ou bien elle marchait dessus... Elle me parlait de Gisèle , sa voisinne qui n'avait plus le sommeil depuis que son mari était mort. Je l'écoutais, je ne pouvais faire que cela. Ses lèvres bougeaient à un rythme saccadé, elle s'arretait à toutes les 6 secondes pour respirer à plein poumon. Puis elle se touchait le grain de beauté qu'elle avait sous l'oreille pour se rappeller de ses histoires de voisinnage. Je l'écoutais, mais elle ne voyait pas mon ennui, elle était trop occupée à me narrer ses histoirettes pompeuses.
Puis le "diling" de ma boutique à fait échos, dans ces moment là, je fais un signe à madame Poulley et lui toune le dos pour m'occuper des clients.
Devant moi se trouvait une jeune femme, elle ne regardait pas les chapeaux mais ses pieds. Puis elle me vit arriver et me tourna le dos comme pour partir. Et enfin, je vis ses épaules monter rapidement comme un haussement et elle se retourna vers moi avec un sourire. Je la regardais, elle n'était pas laide, je dirais même qu'elle était jolie. Mais une beauté diffcile à cerner. Elle était brunne, les cheveux ramenés en chignon, ses yeux légèrement en amendes étaient tirés à leur maximum avec cette coiffure. Elle n'était pas très grande mais semblait nerveuse et débrouillarde. Mais ses joues rougies me laissaient penser qu'elle était timide.
Elle se gratta la tête frénétiquement:
"Je n'ai pas de poux vous inquietez pas... "
Je hocha la tête et lui montra le chemin vers une chaise. Elle suivit mes mains du regard et me fit signe de ses mains que ce n'était pas la peine.
"Je viens pour acheter un chapeau, mais ce n'est pas pour moi... Moi et les chapeaux ça fait deux... Ho c'est stupide de dire ça devant un chapelier, pardon !"
Je lui montrais les chapeaux, masculins, puis féminins, elle me fit signe qu'elle cherchait un chapeau pour un homme. Sans savoir pourquoi, mon coeur se pinça légèrement. Puis comme si elle répondait à mes attentes:
"Je cherche un stetson, un beau chapeau pour mon frère. C'est son rêve, mais il n'a pas les moyens. Je sais qu'il fait un tour de tête de 57. J'ai éconimisé pour pouvoir lui en acheter un beau. Vous avez ça ?"
J'inclinai la tête, puis je lui montrai les modèles. Elle les regarda avec un pétillement dans le regard, c'était exquis.
"Vous ne parlez jamais ?
-Ho ma pauvre fille, vous essayer de parler à Christian ... Mais il est muet."
Madame Poulley avait prononcé ses mots avant de sortir.
La jeune fille me regarda droit dans les yeux, comme pour s'excuser, puis elle montra le chapeau qui lui convenait.
"Je suis désolé, je suis idiote. Ce genre de chose n'arrive qu'a moi. Je parle trop ! Mais c'est pour calmer ma timidité. Moi c'est Sophie."
Sophie... La jolie Sophie. Je la regardait en fesant un paquet pour son frère, mais comme je n'étais pas concentré sur ce que je faisais, l'agraffeuse m'aggrafa le doigt. Je poussai un cri strident, puis m'asseyai sur une chaise en me suçant le doigt.
Sophie s'accroupit à côté puis elle regarda ma blessure et sortit un mouchoir de sa poche.
"Vous criez ? Mais vous ne parlez pas, pourtant c'était un cri ferme."
Puis elle baissa la tête... Elle semblait troublée, peut-être par moi, ou par mon "handicap".
" Voilà deux mois que je vous vois entrer dans votre boutique tout les matins très tôt, deux mois que je vis au deuxième étage de l'appartement en face de vous, Christian, le chapelier. Je vous observe du haut de mon immeuble et j'ose enfin entrer . Je ne vous pensais pas muet, car je vous voyais parfois comme fredonner dans la rue. Alors aujourd'hui je mettais enfin décidé à entrer. Et mon frère veut un stetson, cela tombait plutôt bien.
Je suis confuse, je suis tombée amoureuse d'un homme qui ne pourra jamais me dire ce qu'il ressent."
Je la regardais, elle pleurait, mais pas de tristesse, plutôt un soulagement de m'avoir tout dit. Puis elle me tendit l'argent pour le Stetson, je le pris, et rapidement elle prit le chapeau et sortit.
Je restais sans voix le reste de la journée. Sans ame, triste de mettre enfermé dans une bulle silencieuse. J'avais fermé ma boutique. Je regardais le vide et essayais de sortir un mot de ma bouche. Puis je mis la musique et fredonnais la chanson, jamais chanter juste fredonner.
Le soir venu, je sortis de ma boutique, machinalement je regardai le deuxième étage d'en face et je vis une lumière. Comme porté par cette lumière j'entrai dans l'immeuble puis je montai les deux étages. Après avoir sonné à deux reprises, la porte s'ouvrit et je vis les grands yeux miels de Sophie me regarder.
"Que voulez-vous Christian ?"
Je lui tendis un papier sur lequel je lui demandais d'attendre quelques minutes. Elle hocha la tête, sortit de son appartement, ferma la porte derrière elle, et me fixa encore.
"J'attendrais, mais attendre quoi ?"
J'ouvris ma bouche qui trembla aussitôt, paniqué je la referma. Puis après une grande inspiration je sortis enfin à voix mi-éteinte.
"Je vous aime."